Les experts : Le Treut Hervé

Le Treut Hervé

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Le Treut Hervé

De l’échelle globale à l’échelle locale : une vision évolutive du problème climatique

Un contexte nouveau

La notion de climat vient du monde grec, qui savait que la sphéricité de la Terre créait un contraste de température fort entre des zones polaires froides et des régions équatoriales beaucoup plus chaudes. Au fil des siècles ce climat a accompagné l’évolution des territoires, en lien fort avec la démographie, les ressources agricoles ou industrielles, ou encore les besoins de développement. C’est ce lien au climat qui a défini la manière dont les humains ont progressivement modifié leur environnement et qui fait qu’il est aujourd’hui difficile de trouver en France des paysages qui soient restés « naturels ». Gérer une humanité en pleine croissance, marquée par des contrastes de richesse très importants, a été l’enjeu majeur du premier des Sommet de la Terre, à Stockholm, en 1972, sommet resté célèbre pour le diagnostic du club de Rome sur la limite des ressources disponibles.

Mais les gaz à effet de serre ont profondément modifié la situation en l’espace de quelques décennies. La rapidité de ce qui s’est produit et continue de se produire est souvent sous-estimée. Même si l’effet de serre, qui limite la capacité de refroidissement d’une planète continuellement réchauffée par le soleil, a été découvert par le Français Joseph Fourier en 1824, étudié par le Suédois Svante Arrhenius en 1896, le niveau des émissions de CO2, ne permettait pas alors d’en faire un danger. Dans les années 50, les premières alertes et les premiers travaux véritables avaient encore une portée limitée : déterminer si un niveau anormalement élevé de dioxyde de carbone était décelable dans l’atmosphère, ce qui a été le cas dans la décennie suivante. Le point de départ le plus marquant dans la prise en compte de ces enjeux a peut-être été le rapport coordonné par le professeur Charney, du MIT, et présenté à l’Académie des Sciences américaine en 1979, deux ans avant sa mort. Ce rapport, en s’appuyant sur les résultats des premiers modèles climatiques, montraient qu’un doublement du CO2 atmosphérique pouvait se traduire par un réchauffement de la planète allant jusqu’à 4,5 degrés, un changement de température dont l’amplitude était du même ordre de grandeur que celle des transitions entre ères glaciaires et interglaciaires. Ce rapport évoquait que ce phénomène était susceptible de survenir avant la fin du 21e siècle.

La création d’un Programme Mondial de Recherche sur le Climat en 1980, celle du Giec en 1988, le sommet de la Terre de Rio en 1992, témoignent du sérieux avec lequel les risques de changement climatique ont été immédiatement accueillis. Le Sommet de la Terre de Rio a donné à ces enjeux une place bien plus considérable que ne l’avait fait celui de Stockholm. Il a permis la création d’un Programme Cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique, qui reste aujourd’hui l’outil fédérateur des études et des négociations sur ces sujets –  et l’organisateur de toutes les Cops. Mais cette première phase de prise de conscience sur l’importance des enjeux climatiques, construite sur des équations, est restée fortement réservée au monde scientifique. C’est seulement à partir du milieu des années 90, que les manifestations de ces changements climatiques sont progressivement devenues observables par un public plus large.

Des mesures drastiques pour une situation déjà irréversible

Mais une partie du mal était fait. Le caractère visible de cette évolution traduisait déjà un état très avancé d’un problème, qui s’est continuellement aggravé, en réponse à des causes multiples. Et il est devenu impossible, aujourd’hui, de parler de changement climatique en conservant le même discours que celui des dernières décennies, parce que les émissions de gaz à effet de serre créent une situation largement irréversible, sans marche arrière possible. Le dioxyde de carbone (CO2), le méthane, le protoxyde d’azote sont des gaz à longue durée de vie atmosphérique : il faut 100 ans pour que le CO2 diminue de moitié. Ils se stockent donc durablement, et se mélangent par contre très vite. Les émissions de gaz à effet de serre qui se font partout sur la planète nous rendent tributaires des actions de chaque pays. Au-dessus de nos têtes les gaz qui circulent sont pour près de la moitié émis par la Chine et les états-Unis – contre 1 % pour la France – et ils sont là pour longtemps.

Stabiliser le climat dans ces conditions impose des mesures drastiques. Pour rester sous les 1.5 degrés de réchauffement, par comparaison à la période préindustrielle, il faudrait atteindre la neutralité carbone en 30 ans environ. En l’absence actuelle de puit de carbone significatif, cela signifie 30 ans pour renouveler, à l’échelle du monde 80 % des sources d’énergie qui nous font vivre – toutes celles qui sont « carbonées », donc tous celles qui touchent aux voitures traditionnelles, aux avions, aux bateaux…

Il s’agit d’un objectif très difficile à atteindre, et ces perspectives créent un risque fort, qui serait celui d’un échec ou d’une insuffisance des négociations internationales, laissant nos territoires nationaux ou régionaux à la merci de situations irrémédiables sur lesquelles ils n’auraient aucune prise. Ces territoires ont au contraire besoin d’actions préventives qui permettent de les protéger – une approche que l’on désigne souvent sous le mot d’adaptation. Cette protection est une nécessité que rappelle un peu partout sur la planète l’augmentation des feux de forêts, des sécheresses, ou au contraire des inondations ou des tempêtes. Elle va bien sûr de pair avec des actions de réduction des émissions de gaz à effet de serre qui restent absolument nécessaires. Et elle doit prendre en compte l’enjeu de la biodiversité, la dimension sociale des changements, le respect de valeurs humanistes, qui correspondent aussi à des nécessités « absolues », déjà évoquées avec le Sommet de Stockholm, et qui ont depuis beaucoup évolué.

Penser localement , anticiper pour agir

Le projet AcclimaTerra, créé à l’initiative de la région Nouvelle-Aquitaine en 2016, faisant suite à un travail mis en œuvre dans le cadre de l’ancienne région Aquitaine à partir de l’année 2011, a pu montrer de manière concrète ce que recouvre l’enjeu régional, au travers de deux livres publiés l’un en 2013, et l’autre en 2018. Environ 400 chercheurs, le plus souvent néo-Aquitains y ont contribué et ont pu montrer qu’il ne suffit pas de « Penser globalement pour agir localement » comme on le répète souvent, mais que « penser localement » est essentiel.

Nos régions se situent toujours à la croisée d’enjeux multiples. Ceci donne une importance considérable à la notion de « territoires », des lieux marqués par la présence humaine, des lieux de décision et d’arbitrages irremplaçables, dont l’importance croit avec l’évolution du climat. Ce sont aussi des lieux qui ont une dimension systémique. Est-il possible, par exemple, de parler en Nouvelle-Aquitaine de la ressource en eau sans évoquer sa dépendance à l’enneigement des montagnes, le lien avec les filières agricoles, la forêt, la vigne, mais aussi la génération d’hydroélectricité, ou le refroidissement des centrales nucléaires. Les composantes vulnérables des régions, celles qui demandent d’anticiper des choix sont très nombreuses : elles touchent l’urbanisme, les zones littorales, les montagnes, les infrastructures, sans oublier le contexte plus large, écologique, humain, économique, qui doit aussi se situer en amont de toute décision. Ce contexte large définit à son tour un système qui est l’un des plus complexes que l’on puisse imaginer : le système climatique régional.

Cette complexité est bien sûr l’un des facteurs qui rend les décisions difficiles, et participe à l’incapacité fréquente à passer de l’alerte sur les changements climatiques à la mise en place de solutions. C’est dans cet esprit qu’une politique de médiation a accompagné le travail d’AcclimaTerra, Elle a été conçue comme un exercice réciproque : écouter autant qu’expliquer. Plus d’une quarantaine de villes ou sites de Nouvelle-Aquitaine ont été visités, pour certains pendant 3 jours, parfois en association avec la démonstration itinérante du Train du climat, permettant ainsi de s’adresser aux élus, au grand public, aux élèves des écoles, aux différents acteurs professionnels. L’intérêt suscité par ces interventions a augmenté leur nombre et a permis de tisser des liens multiples avec un nombre croissant de partenaires et d’ONG. Cette insertion progressive dans le tissu social d’une région remplit aussi d’autres fonctions. Elle a par exemple un rôle éducatif auprès de publics variés en profitant des liens affectifs qui les rattachent à leurs territoires.

Bien sûr, la médiation et l’éducation sont essentielles mais ne suffisent pas. Est-il donc possible, au bout du compte, de lier les stratégies d’atténuation et d’adaptation, et d’en faire l’une des ouvertures qui pourra aider le futur ? Posé ainsi, il s’agit d’un faux problème. Les territoires sont des lieux où l’on se déplace, ou l’on habite, où se développent des filières industrielles et agricoles, et donc des lieux qui peuvent participer de manière complète à l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre – et qui le font déjà. Ce sont par ailleurs des lieux que l’on peut et que l’on doit protéger parce que les risques climatiques sont déjà là, et que le futur dépend des gaz déjà émis. Mais aussi parce que si l’on sait en partie anticiper ce que deviendra le climat dans les décennies à venir, cette maîtrise du futur sera au fil du temps de plus en plus partielle et incertaine. Le principe de précaution doit donc s’appliquer.

Cette approche régionale, qui joue un rôle grandissant et qui doit s’exprimer de manière différente partout sur la planète, apporte et apportera donc une aide importante. Proche d’un grand nombre d’acteurs locaux, elle facilitera les prises de décision rapide qui manquent encore trop souvent. Mais il ne s’agit pas de définir des politiques de repli sur soi. Dans ce domaine il faut plutôt suivre la phrase de Miguel Torga : L’universel c’est le local moins les murs.

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