Les experts : Kieffer Tina

Kieffer Tina

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Éduquer les filles, c’est aussi sauver la planète

L’éducation des filles fait avancer le monde… une conviction qui m’a menée, en 2006, à fonder l’association Toutes à l’école et le campus Happy Chandara, près de Phnom Penh au Cambodge, destiné à accueillir exclusivement des filles, et qui scolarise 1700 élèves. Bien que défendant avec force l’instruction comme un droit fondamental pour tous les enfants du monde, il me semblait urgent de rétablir l’immense déséquilibre qui frappe les fillettes.

À l’époque, mesurant les difficultés à scolariser des enfants issus de la grande précarité et de familles souvent analphabètes, je m’attendais à un grand taux de décrochage scolaire. 16 ans plus tard, leur incroyable détermination me donne tort et déjoue les idées reçues associant bas niveau social et échec scolaire : moins de 3 % d’abandons, 100 % d’admission au bac et près de 350 étudiantes en études supérieures.

Une des clefs : l’assiduité. L’enfant scolarisé ne rapportant plus de salaire il fallait compenser auprès des familles, aide conditionnée à une présence obligatoire aux cours.

À cette assiduité tolérance zéro s’est ajoutée une pédagogie exigeante. Face à la difficulté de recruter de bons enseignants dans un pays décimé par les Khmers rouges, qui exécutaient les instituteurs pour le simple crime de savoir lire et écrire, un système de co-teaching a été mis en place : chaque bon enseignant recruté forme des plus jeunes.

Enfin, si la qualité des cours est essentielle, leur nombre a forcément un impact sur l’assimilation du savoir, aussi nous dispensons 39 heures de séances hebdomadaires. La concentration mentale et la motivation des 100 fillettes admises chaque année au CP fut étonnante : passant du bidonville à une classe hyper stimulante, elles s’habituent très vite aux rituels d’apprentissage et expriment une vraie joie à venir à l’école.

Si nos protégées parviennent à de si bons résultats c’est aussi parce que tout est mis en œuvre pour que leur apprentissage soit le moins possible parasité, persuadés qu’un enfant ne peut être ouvert au savoir s’il souffre de conflits intérieurs. Nombre de ces enfants ayant une existence difficile, elles bénéficient du soutien de travailleurs sociaux et d’aides à leurs familles (reconstruction de maisons, planning familial, centre médico-social, soutien scolaire pour les frères) ; ainsi les filles ne sont ni jalousées ni en conflit de loyauté vis-à-vis de leur entourage.

Parallèlement à cette instruction, fondée également sur l’encouragement et le mérite, il nous paraissait essentiel de créer un curriculum éducatif qui intègre des valeurs fondamentales telles que l’égalité entre les genres, la tolérance, la solidarité, la lutte contre la corruption et le racisme. Notre objectif est clair : qu’une fois adultes ces fillettes transmettent le meilleur à leurs enfants et jouent un rôle vertueux dans leur pays.

Lorsque l’intégralité de la première promotion a été admise au bac il y a 4 ans, nous avons retrouvé dans leur choix d’orientation l’impact positif de ces cours de valeurs. Beaucoup ont envie de jouer un rôle utile et ont compris qu’une réussite uniquement matérielle – destin légitimement fantasmé quand on est issue de la grande pauvreté – ne pourrait suffire à les combler. Aujourd’hui, près de 70 étudiantes post bac se destinent à devenir enseignantes, profession pourtant mal rémunérée au Cambodge, et envisagent même de travailler dans notre campus, si bien qu’une autonomisation de la pédagogie d’Happy Chandara peut être envisageable dans moins de dix ans.

Aussi, constatant que chaque promotion du campus arrivant sur le marché du travail souhaite faire bouger les lignes, nous avons enfin intégré les nouveaux enjeux environnementaux. Nous avions créé un potager de permaculture dès 2006 ; aujourd’hui nous multiplions les ateliers environnementaux : initiation à l’agriculture raisonnée, recyclage du plastique, tri des déchets, fabrication de savons bio. Actuellement, trente étudiantes sont à l’Université Royale d’Agriculture et une vingtaine en école d’ingénieur, bien décidées à lutter contre les pesticides et le dérèglement climatique.

Persuadées en 2006 que L’éducation des filles fait avancer le monde, nous osons aujourd’hui affirmer : éduquer les filles, c’est aussi sauver la planète.

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