Les experts : Jouzel Jean

Jouzel Jean

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Jouzel Jean

Pour une décennie de l’action

Il n’y a plus aucun doute sur les causes du changement climatique et sur la gravité des risques. Au vu de cette dernière décennie et face à l’urgence, quel est votre message ?

Il est sans doute trop tard pour limiter, à long terme, le réchauffement climatique de 1,5 degré par rapport aux conditions préindustrielles car, à l’échelle planétaire, cela implique de diminuer les émissions de gaz à effet de serre de près de 50 % sur les 10 prochaines années, et d’atteindre la neutralité carbone en 2050. C’est un chantier colossal mais c’est la priorité ! Tout doit être fait pour que les jeunes d’aujourd’hui puissent s’adapter au climat de la seconde partie de ce siècle.

Notre pays s’est aligné sur cet objectif en inscrivant, dans la loi énergie climat, la neutralité carbone à horizon 2050. Mais c’est un véritable défi qui requiert un mix énergétique décarboné – combinant comme l’indique cette loi nucléaire et renouvelables – mais aussi une diminution de notre consommation d’énergie.

Par ailleurs il est nécessaire d’investir massivement dans cette transition pour qu’elle se concrétise et de diriger l’argent des entreprises et leurs investissements vers la lutte contre le réchauffement climatique et l’adaptation. En France, il faudrait chaque année y consacrer au moins 20 milliards d’euros supplémentaires (fonds publics et privés). Ce constat vaut aussi au niveau de l’Europe ce qui nous a conduits à prendre, avec Pierre Larrouturou, l’initiative du Pacte finance climat européen.

La pandémie mondiale a remis en question certains engage-ments et obère l’atteinte des ODD d’ici 2030 : quelles sont vos préconisations pour cette décennie dans ce nouveau contexte sanitaire et pandémique ?

La réduction de l’activité liée à la crise économique associée à la pandémie devrait, à l’échelle planétaire, se traduire en 2020 par une diminution des émissions de gaz à effet de serre qui devrait être comprise entre 5 et 10 % par rapport à 2019. Cela montre que la seule réduction de nos activités est loin de nous mettre sur une trajectoire de division par deux à horizon 2030 et que celle-ci requiert une modification profonde du mode de fonctionnement de nos sociétés. Il faut absolument que nous ne fassions pas comme après la crise de 2008 qui avait vu l’économie repartir sur les mêmes bases que celles qui prévalaient pendant les 30 Glorieuses mais que nous poursuivions, année après année, la réduction des émissions à un rythme compatible avec les objectifs de l’accord de Paris et la nécessité d’atteindre, si possible dès 2050, la neutralité carbone.

Dans votre ouvrage Pour éviter le chaos climatique avec Pierre Larouturou, vous faites le lien entre le réchauffement climatique et la perte de biodiversité. De quelle manière ce phénomène serait-il susceptible de se traduire ?

Il y’a une forte liaison entre l’augmentation du réchauffement climatique, qui en est d’ores et déjà la troisième cause, et la perte de biodiversité des écosystèmes puisqu’une sécheresse engendrera une hausse du taux de mortalité des arbres, un dépérissement des forêts et certaines espèces seront incapables (plantes herbacées, rongeurs, primates…) de survivre au réchauffement, à défaut d’une intervention humaine. En effet, la sixième extinction est en cours : les espèces de vertébrés vont assister à une déclinaison de leur population. Entre 1990 et 2015, 40 % des mammifères ont vu leur aire de répartition baisser de 80 %, en général, nous avons remarqué que les espèces animales disparaissent 100 fois plus rapidement qu’avant. Nous estimons que les écosystèmes seront bouleversés aussi bien sur les continents et dans les océans et certaines espèces seront incapables de s’adapter.

Compte tenu d’un écosystème menacé par le changement climatique, les acteurs institutionnels de la biodiversité se sont mobilisés pour réduire l’empreinte de nos activités. Quels seront les surprises et irréversibilités qui suscitent une telle intervention ?

En dépit de tous les efforts, le climat se réchauffe de façon irréversible. En effet, des réchauffements rapides suivis par des refroidissements plus lents ont été enregistrés tout au long de la période glaciaire : Le GIEC introduit le terme surprise climatique en 1995 compte tenu des brusques variations climatiques enregistrées dans les glaces du Groenland.
L’Europe et la France n’échapperont pas aux conséquences du réchauffement climatique.

Nous sommes susceptibles de faire face à des vagues de chaleur, des canicules et un risque accru de sécheresse autour de la méditerranée. Une étude récente a révélé qu’en cas de réchauffement de 3 degrés en 2100, le nombre de décès de personnes exposées à des extrêmes climatiques, principalement des canicules, pourrait en Europe être multiplié par 30 ou 40 par rapport au début des années 2000. Aussi, des risques supplémentaires de feux de forêts menaceraient plusieurs régions européennes.

Un réchauffement climatique entraînera sûrement une diminution estivale des précipitations et une augmentation de l’évaporation qui influeront sur le débit des fleuves et des rivières. Il faut noter que tous les secteurs de notre économie seront impactés. Il suffit de parcourir le sommaire du Plan national d’adaptation au changement climatique pour la période 2011-2015 pour s’en rendre compte. Pour contribuer active-ment à la naissance d’une société « sobre en carbone » tous les secteurs doivent s’y préparer en envisageant des mesures d’adaptation appropriées.

Vous évoquez une « croissance différente » en opposition à une décroissance. Quel serait le nouveau modèle économique pour un avenir souhaitable ?

On ne peut plus continuer sur le modèle de la consommation et de la croissance des 30 glorieuses. Il y a des limites aux ressources planétaires et la perte de la biodiversité est, en partie, déjà liée au réchauffement climatique qui est la conséquence des activités humaines à travers les émissions de gaz à effet de serre. « La croissance économique se poursuit au détriment d’une décroissance écologique » comme l’écrit Jean-Marie Pelt. Il faut aller vers une plus grande sobriété, une plus grande efficacité, réparer, recycler, réutiliser. Nous devons tous contribuer individuellement à la transition écologique
Pour réussir cette révolution de la zéro émission, il faut développer des formes d’économie circulaire comme certaines collectivités, entreprises ou associations ont commencé à le faire. Ce nouveau modèle nécessite d’économiser l’énergie, de remplacer les énergies fossiles par les énergies décartonnées, et de développer les énergies renouvelables. Sobriété dans tous les domaines et efficacité énergétique en sont les éléments clés. Réussir cette transition écologique, sociale, et économique est synonyme de dynamisme de notre société.

Concrètement, qui doit prendre les rênes de ce changement radical : les pouvoirs publics ? le monde économique ? la société civile ? les citoyens ?

Tout le monde doit s’impliquer, l’état bien évidemment mais tout autant les collectivités à l’échelle des régions, des métropoles, des territoires, le monde économique dans son ensemble car tous les secteurs d’activité sont concernés mais aussi le système éducatif à tous les niveaux, les médias, les ONG… Et bien entendu la société civile au sens large et les citoyens. Conseiller au CESE – le Conseil Economique Social et Environnemental où toutes les composantes de cette société civile sont représentées – je suis à ce titre plongé dans l’expérience, inédite à échelle, de la Convention Citoyenne pour le Climat (je suis membre de son Comité de Gouvernance). Le mandat des 150 citoyens tirés au sort qui la composent a été « de définir des mesures structurantes pour parvenir, dans un esprit de justice sociale, à réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40 % en 2030 par rapport à 1990 ». Leurs recommandations devraient jouer un rôle clé de façon à ce que notre pays tienne les objectifs qu’il s’est fixés pour la prochaine décennie et au-delà.

Après 30 ans de sensibilisation aux risques qui deviennent aujourd’hui une réalité à court terme, y croyez-vous encore ?

Notre génération a été très égoïste, incroyablement égoïste. Certes depuis 30 ans je n’ai fait que répéter ce qui se produit aujourd’hui. J’aurais aimé que Greta Thunberg existe à notre époque, nous aurions gagné du temps. Toutefois je reste optimiste, il est encore possible de changer le cours des choses. Les jeunes nous invitent à écouter davantage les scientifiques et participent à une prise de conscience collective. C’est pourquoi il y a de l’espoir. L’action reste possible s’il y a une prise de conscience mondiale et des ruptures technologiques. Mais il nous faut aussi un monde plus solidaire de façon à ce que le réchauffement climatique ne soit pas synonyme d’accroissement des inégalités.

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