Les experts : Dessertine Philippe
8
Dessertine Philippe
Quelles sont les grandes mutations socio-économiques auxquelles le monde fait face ?
Nous sommes devant l’obligation d’une mutation profonde du système économique. J’insiste pour qu’on ne parle pas uniquement de transition énergétique car c’est une vision très réductrice de ce que nous avons devant nous. La révolution que nous allons connaître n’est pas uniquement liée à un changement d’énergie. Je crois que le changement d’énergie en tant que tel n’est pas viable si nous conservons le même modèle. Les énergies renouvelables ne peuvent pas suffire à un fonctionnement pérenne de l’économie mondiale sur la même base qu’auparavant. Ce bouleversement est beaucoup trop faible et n’apporte pas toutes les garanties environnementales. La question n’est pas qu’énergétique, c’est d’abord réinventer un modèle économique.
La démographie redevient un facteur clé pour comprendre l’économie. à partir du moment où la démographie est en croissance, l’économie doit elle aussi l’être car elle accompagne l’augmentation mécanique des besoins de la population. C’est un élément majeur à prendre en considération pour les prochaines années. Nous devons inventer un modèle de croissance construit autour du développement durable. Ce modèle doit être frugale en énergie tout en accompagnant la croissance : La grande mutation est à ce niveau-là.
Comment assurer le bon développement de ces mutations ?
Une mutation de système économique n’est possible que si elle est accompagnée d’un changement de modèle beaucoup plus profond relié aux technologies, donc à la science. Cela signifie aussi que cette révolution ne peut se faire que par l’intelligence. Le changement de modèle grâce à la technologie doit nous conduire à une frugalité énergétique qu’il faudra mesurer sans arrêt. Il doit aussi conduire à une meilleure répartition de la richesse. La montée des inégalités provient d’abord de la montée de l’utilisation de la finance à mauvais escient. La finance n’est pas intelligente en elle-même : ça n’est qu’un outil ; mais l’outil est capital lorsqu’il s’agit d’investir, de croire dans le futur, de changer le système. Il faut effectuer un transfert : la richesse et l’énergie disponible doivent être dirigées dans le changement du système et ici l’outil financier est primordial. Il est là pour pousser la monnaie disponible à se positionner sur le nouveau modèle. Plus les investisseurs miseront dessus, plus il va y avoir une accélération pour que le changement s’effectue.
Quel est l’impact de l’épidémie ?
Cette crise est paradoxalement passionnante car la COVID est le reflet du début de la mondialisation. La mondialisation va venir de plus en plus par les crises et le développement durable. Le monde a besoin d’une prise de conscience planétaire, et c’est en quelque sorte ce qui est en train de se passer.
La crise sanitaire ce sont tous les peuples du monde qui ont eu le même problème au même moment, les mêmes souffrances en même temps, qui ont eu les mêmes fragilités. Aujourd’hui si quelqu’un a la solution, elle est valable pour tous les autres. C’est penser « de toute façon si les autres ne s’en sortent pas, je ne m’en sortirai pas moi-même ». Si les pays riches sont vaccinés mais que les pays pauvres ne le sont pas, le virus va revenir. La mondialisation devient tout à coup adulte, mature, elle n’est plus simplement économique ou financière elle est véritablement humaine ; pour le pire, mais cela doit être envisagé pour le meilleur. La crise nous oblige à penser ensemble.
La crise COVID exacerbe, accélère, intensifie les problématiques exprimées par les ODD et nous oblige à des réponses rapides. Alors que l’on pensait qu’un changement de modèle économique prendrait des décennies, que cela serait très compliqué et que la population n’adhérerait pas, on a fait face à un système incroyable d’arrêt de l’économie, avec des effets environnementaux absolument importants. Nous avons pu constater de cette façon que le système économique est en cause dans la dégradation de notre biodiversité et que c’est à ce niveau que se trouve la solution. Aujourd’hui nous voyons apparaître les premiers éléments d’un changement de modèle.
Comment qualifieriez-vous la révolution à laquelle nous faisons face ?
Nous faisons face à une révolution systémique, la plus grande révolution de l’histoire humaine. Elle va obliger à un changement de modèle économique, de modèle social, voire même de modèle politique. La démocratie telle que nous l’envisageons a complètement été associée à notre modèle économique et notre mode de vie : par exemple, au mode de vie urbain. En janvier 2020 on évoquait les problèmes des régions, de l’intérêt des territoires et plus nécessairement de la ville, cinq mois après c’est l’explosion. Finalement, est ce que la ville, l’urbain tel qu’on l’envisageait six mois auparavant est véritablement l’avenir de l’humanité ? Ce changement s’impose d’un coup et il implique des conséquences économiques inouïes. On risque d’avoir un changement d’une profondeur incroyable, y compris sur le mode de vie et les aménagements du territoire.
Nous allons par exemple devoir gérer un changement technologique énorme. Le fait que le développement de l’activité de service est exponentiel et que la data y devient essentielle pose la question de la gestion des données. Cette gestion interpelle même la façon dont nous allons gérer la démocratie. Aujourd’hui, les GAFAS sont pointées du doigt car ce sont des groupes qui peuvent perturber la démocratie mais le vrai problème c’est que nos démocraties ne sont plus adaptées. Aujourd’hui interdire les sondages avant une élection n’a plus aucun sens. Il suffit de compter les clics sur internet et Google a immédiatement les résultats des sondages.
Le pouvoir totalitaire chinois se rend compte que le changement complet de technologie va l’obliger à penser différemment. Un pouvoir totalitaire va être extrêmement compliqué à exercer avec les nouvelles technologies. D’ailleurs la Chine le mesure. Elle essaie à tout prix de récupérer les révolutions technologiques d’un point de vue totalitaire mais elle est à chaque fois dépassée. Elle centralise l’information mais elle n’arrive pas à avoir le contrôle de toutes les émergences d’informations.
Tous les régimes politiques mais notamment la démocratie, vont être affectés. En France par exemple, le mode de fonctionnement centralisateur, la place de l’état seront bouleversés. Nous sommes face à des défis extraordinairement positifs.
En termes de prospective, dans quel délai inscriviez-vous ce changement de modèle ?
Cette révolution va venir beaucoup plus rapidement qu’on ne le pense.
Comme dans toutes les grandes ruptures technologiques nous nous trompons sur le temps que les mutations vont prendre. Nous imaginons toujours que cela va aller plus lentement. Nous surestimons toujours les freins, surtout lorsque la population décide d’y aller. C’est exactement ce qu’il s’est passé avec la COVID et c’est extraordinaire en termes de simulation. Nous nous rendons compte à quel point, à chaque fois, nous nous sommes trompés et toujours en sous estimant. Finalement, ce changement de modèle ira vite parce que nous n’avons plus le choix. Jusqu’à maintenant le rythme était beaucoup trop lent et jour après jour les informations sont inquiétantes et anxiogènes concernant le changement climatique.
La démographie est-elle un paramètre à prendre en compte ?
En 2030 la planète comptera 8,5 milliards d’humains, 2030 c’est dans 9 ans et ce chiffre va continuer de croître. C’est la raison pour laquelle le modèle actuel, de toute façon, ne peut pas tenir. En plus de croitre la population va vieillir grâce à l’augmentation de l’espérance de vie. Cela signifie que l’on va avoir en plus des problématiques de plus en plus lourdes concernant la gestion de l’âge et d’une population qui ne consomme pas comme une population jeune, avec des différences dans le globe bien sûr. L’Asie va commencer à avoir un infléchissement et un vieillissement tandis que l’Afrique va dépasser l’Asie à la fin du siècle en terme de population avec une population beaucoup plus jeune que celle asiatique. Sans parler évidement du vieil occident qui est de plus en plus vieillissant.
Comment voyez-vous le futur ? Êtes-vous confiant sur le futur ?
J’ai une vision totalement optimiste parce que d’abord nous avons cette révolution, cette avancée de la science qui est une chose que souvent le grand public ne mesure pas. La science est en train de bouger d’une manière incroyable dans tous les secteurs depuis une vingtaine d’années, nous vivons une avancée absolument prodigieuse. De plus, il y a une prise de conscience et c’est évidement capital. Grâce à cette prise de conscience et à la science nous avons les moyens d’accélérer les mutations, c’est pour cela que je reste optimiste. La COVID en est l’illustration extraordinaire. Les pratiques, les investissements et les valorisations économiques changent dix fois plus vite que la société ne l’avait imaginé. Nous sommes face à un phénomène qui dépasse l’humain.