Etre au rendez-vous du changement en acceptant ces limitations comme la marque d’un respect
Quelle analyse faites-vous de l’écologisation de la société ?
Ce qu’on appelle l’écologisation ce sont les processus par lesquels l’environnement est pris en compte dans les politiques publiques, les organisations et les pratiques professionnelles. Ce sont des transformations mêlant un aspect normatif à une série de mutations, souvent d’ordre économiques, et à des bifurcations d’ordre technique. L’écologisation est tendancielle, c’est-à-dire qu’elle a tendance à s’accroître, sur le plan matériel, mais aussi au niveau des idées et des mœurs.
On peut estimer qu’elle ne va pas assez vite mais elle semble aller au-delà de la manière dont les politiques publiques s’en emparent. Des dynamiques sociales et des mobilisations collectives sont à l’œuvre. Il y a un répertoire diversifié d’actions et attaché à l’écologie qui se déploie : des actes de désobéissance aux écogestes. Ces actions sont la marque de mutations normatives : les interventions de ces diplômés de grandes écoles qui se sentent en inadéquation entre les contenus et les objectifs de leurs formations, et ce qu’ils comprennent du monde et ce qu’ils veulent en faire, en est un signe. Enfin, précisons-le : l’écologisation est aussi fonction d’un niveau de connaissance qui se répand dans la société : fresque du climat, enseignements sur la transition écologique rendus obligatoires en université, éveil à la durabilité dans les petites classes. Le sujet irradie notre quotidien. Nombre de rapports scientifiques et d’études n’ont de cesse de nous informer sur l’état de la planète et aujourd’hui tout le monde a entendu parler une fois dans sa vie du GIEC.
Dans l’ensemble, nous nous accordons tous à dire que la situation s’aggrave et qu’il y a même une accélération très inquiétante (comme le rapport du GIEC 2022 l’a tristement montré). Nous savons tous qu’il y a urgence à agir. Mais les chemins à emprunter pour parvenir à infléchir la trajectoire sont eux, beaucoup plus complexes. Certaines représentations du futur posent comme impossible le fait de continuer un modèle dépassé et nocif pour la planète, indiquant même la possibilité d’effondrements en séries. D’autres sont dans une continuité presque béate, réfractaires à considérer la pression que notre modèle de développement fait peser sur nos ressources naturelles. Elles demeurent, n’en déplaisent à certains, non renouvelables et donc à caractère fini. Tous ces récits sont des visions politiques, et trop souvent, le récit dominant reste présenté comme naturel, plutôt que comme porteur d’une orientation politique.
Quel rôle jouent les politiques publiques et quelle analyse faites-vous des inégalités environnementales ?
Les politiques publiques ne sont pas neutres. Elles se situent dans une certaine vision de la durabilité. Elles restent souvent attachées à une vision quelque peu monochrome de ce que doit être la transition écologique. Cela entraine une vision de l’action et de l’anticipation, spécifique. Elles gagneraient à poursuivre les efforts d’écoute du social et à se laisser instruire par la recherche. Celle-ci a souvent un train d’avance mais reste dans la confidentialité. En matière de soutien aux initiatives de transition, les politiques publiques sont productrices de cadre qui laisse parfois peu de place à l’expérimentation. Par exemple, certaines formes d’auto-gestion à l’œuvre dans des initiatives de transition localisées sont un moteur de résilience forte, mais se trouvent empêchées. Quand les politiques publiques souhaitent aider, leur besoin de cadrage enjoint les porteurs de projet à se conformer ou à ne pas exister.
En matière d’inégalité environnementale par exemple, le sujet est complexe : elles peuvent etre saisi sur leur versant environnementale, écologique ou territoriale. Cette difficile qualification et cette difficulté à délimiter fixement les critères qui les composent n’aide pas à entrer dans de l’opérationnel. Les différences entre inégalités écologiques, environnementales, et territoriales par ailleurs, sont difficiles à définir. Il faudrait qu’il y ait eu une stabilisation. Un dualisme bien connu existe : le social/le culturel et le naturel. Comme si les deux étaient totalement en opposition. Il y a encore derrière l’idée que l’environnement doit être dompté, maitrisé. L’opposition très classique entre environnement et écologie se situe évidemment sur ce plan presque ontologique. Pour l’écologie : la nature n’est pas dans une extériorité radicale, nous faisons partie d’un ensemble. Ceux qui étudient les inégalités environnementales s’attachent à produire des indicateurs en évaluant si l’environnement qui nous entoure est doté de parcs, d’espaces verts, « d’aménités ». L’effort de caractérisation est un peu supérieur quand on évoque les inégalités écologiques : intriquant d’autres paramètres moins visibles, telle que la capacité des populations à interpeler les puissances publiques. C’est ainsi que j’ai pensé le cadre du rapport que j’ai rendu sur cette question en Seine-Saint-Denis : pour être opérationnel il me semblait nécessaire d’envisager la question des inégalités d’un point de vue territorial et regarder les héritages. La Seine-Saint-Denis a un héritage très lourd, en termes de pollution des sols. Y compris dans des endroits visés par une gentrification forte et dotés de moyens supérieurs, cela coûte encore trop cher de dépolluer. L’injustice est donc indépassable. Cet enjeu des inégalités environnementales dans un contexte de dérèglement climatique et d’émergence de fournaises urbaines, entre autres choses, risque d’aller crescendo. Il faut les saisir avec plus d’envergure et de systématisme. Outre-Atlantique, on parle généralement de « justice climatique ». On n’est pas du tout dans les mêmes postures bien que le propos soit le même. En France, on est dans le constat. Et celui-ci n’est pas toujours à la hauteur de la profondeur des injustices qui sont à l’œuvre, certaines étant par ailleurs très silencieuses. Et puis, ces inégalités se trouvent souvent, faute de mieux, réduites au versant le plus facilement caractérisable : le volet sanitaire, par exemple, qui est le plus parlant. Mais ce n’est pourtant pas le seul. Regarder la manière dont le volet environnemental se traduit sur la santé des habitants est évidemment souvent plus aisé. Mais de fait, s’ensuivent des propositions de remédiation parcellisées.
De manière générale : certaines politiques publiques peuvent sembler, dirions-nous, un peu borgnes et fonctionnent en silo. L’angle de vision n’est pas toujours ouvert à la mesure que ces problématiques réclament. L’écologie réclame une pensée systémique : la climatologie en est un exemple frappant. Nous n’avons de cesse, depuis les années 1970, d’ajouter des éléments déterminants mais silencieux dans le dérèglement climatique. Sur une note plus positive, j’ai constaté, lors de mes dernières missions, une envie réelle parmi les hauts fonctionnaires de s’interroger et de desserrer les cadres d’analyse. Face à une situation aussi inédite, certains doivent prendre des précautions et faire preuve d’ouverture et de modestie face à la compréhension réelle des enjeux actuels.
Selon vous, comment gérer la question essentielle des limites planétaires ?
On ne découvre pas les limites planétaires. Elles font, en revanche, l’objet d’une autre formalisation et conceptualisation. On sait déjà depuis la fin du xixe siècle que l’humanité est en train de devenir un facteur géologique planétaire modifiant. Toutes les parutions sur l’Anthropocène évoquent ces mêmes idées. Cette « pensée du basculement » qui implique nécessairement celle d’un franchissement a une généalogie. Il est important de ne pas l’oublier car toute cette formulation aux limites est constitutive de la pensée écologique – c’est tout l’objet de mon ouvrage que de l’avoir modestement rappelé. Les limites planétaires sont une illustration matérielle claire et digeste, de seuils, de « tiping point » déjà tristement connus. En 2015, on faisait état de 4 limites dépassées au niveau mondial. Aujourd’hui, deux s’y sont ajoutées, l’accélération est stupéfiante et très inquiétante. Comment les gérer ? J’aurais tendance à dire : avec la plus grande humilité. Il faut intégrer l’immense nouveauté de cette situation est se rappeler que l’écologie a souvent fait l’objet d’une confusion en étant vu de manière romantique, au lieu d’être vu comme une responsabilité incontournable : l’unification d’un monde dont nous sommes responsables. Il est nécessaire de prendre en charge les effets globaux de nos actions. Le premier enjeu est ainsi, assurément, cognitif. Et puis, nous passons beaucoup de temps sur la question « qui doit commencer à agir ? » et quelque part se poser cette question-là, c’est encore une stratégie de report. Les différentes échelles doivent être menées conjointement. Toute action impose notre mise en action car nous sommes les acteurs centraux.
Comment voyez-vous l’avenir et êtes-vous optimiste ?
Je suis une optimiste « désespérée ». Nous nous trouvons à la croisée des chemins, l’avenir n’est pas et ne peut pas être, la continuité de ce qu’on a toujours fait. Il nous faudra de l’ingéniosité et de la souplesse intellectuelle pour comprendre que le progrès n’est pas celui qu’on a cru être. De la modestie est aussi nécessaire pour amorcer un changement et un déplacement salutaire : Allons-nous, par exemple, voir la rationalisation comme une punition ou allons-nous être au rendez-vous du changement en acceptant ces limitations comme la marque d’un respect : des autres, de la planète et des générations futures ? La question de la représentation fera la différence.