Les experts : Boutaud Aurélien

Boutaud Aurélien

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Limites planétaires : où en est-on ?

Le débat scientifique sur les limites planétaires n’est pas récent. Dès le xixe siècle, de nombreux intellectuels ont en effet commencé à s’interroger sur les capacités de la nature à supporter les effets des activités humaines. Mais à cette époque, les débats se sont surtout concentrés sur les limites des ressources naturelles. Cette inquiétude légitime a d’ailleurs été le moteur de nombreux efforts de recherche et développement. Une partie des progrès techniques qui ont été réalisés au cours des xix et xx siècles a ainsi consisté à repousser ces limites. Par exemple, en remplaçant des forêts par des espaces cultivés, en développant les engrais minéraux, en inventant des pesticides de synthèse, en mécanisant le travail animal et humain, l’humanité est parvenue à accroître la production alimentaire plus vite que ne progressait la population. En perfectionnant les techniques minières, nous avons également augmenté notre capacité à extraire de la croûte terrestre des énergies fossiles et des minéraux de toutes sortes, et en quantités toujours grandissantes. 

Au fur et à mesure que l’ingéniosité humaine parvenait ainsi à repousser la limite des ressources naturelles, un autre problème est toutefois apparu : les effets de cette intensification ont commencé à se faire ressentir sur les écosystèmes. À la fin du xxe siècle, ces pollutions sont devenues si massives qu’elles ont fini par prendre une dimension systémique à l’échelle planétaire, au point de menacer les équilibres de la biosphère. 

Objectif : maintenir l’humanité dans les limites écologiques de l’Holocène

Pour comprendre ces menaces, il faut rappeler que l’écosystème planétaire met en jeu des interactions complexes entre l’atmosphère, la lithosphère, l’hydrosphère et la biosphère. Les échanges de matière et d’énergie entre ces différentes composantes du système Terre déterminent en grande partie les équilibres écologiques planétaires au cours de longues périodes glaciaires et interglaciaires. Depuis maintenant plus de 11 000 ans, nous vivons dans l’une de ces périodes relativement homogènes, que les géologues appellent l’Holocène, et qui correspond en réalité à la dernière période interglaciaire de l’ère quaternaire. 

Le régime de l’Holocène s’est avéré particulièrement favorable à l’épanouissement de l’espèce humaine. La bonne nouvelle, c’est que ce régime est censé durer encore plusieurs milliers d’années – peut-être même plus de 20 000 ans – avant la prochaine glaciation. La mauvaise nouvelle vient du fait que l’activité humaine est sur le point de mettre en péril l’équilibre de ce régime. Par exemple, la combustion intensive des énergies fossiles au cours des dernières décennies a entraîné un relargage massif de CO2 dans l’atmosphère, qui a fortement perturbé le cycle naturel du carbone. Ce déséquilibre se traduit par une modification de la composition physicochimique de l’atmosphère, mais aussi de l’océan. Or, à partir d’un certain point, ces modifications peuvent générer des effets en chaîne, que les spécialistes des Sciences du Système Terre appellent des « points de bascule ». Une fois ces seuils franchis, la Terre pourrait sortir de son régime de fonctionnement actuel pour entrer dans un autre régime, probablement beaucoup moins propice à la vie. D’où l’importance d’arriver à déterminer ces limites.

Comprendre les points de bascule : l’exemple du climat

À partir du milieu des années 2000, plusieurs spécialistes des Sciences du Système Terre (SST) se sont réunis pour essayer de situer ces possibles points de bascule. Pour comprendre les mécanismes à l’œuvre, il faut rappeler que, face à une perturbation, un système réagit d’abord en générant ce que les scientifiques appellent des rétroactions négatives, c’est-à-dire des mécanismes d’amortissement des perturbations. Par exemple, le réchauffement climatique va augmenter la quantité de nuages dans l’atmosphère, ce qui peut dans certains cas réduire l’effet de réchauffement dans les basses couches de l’atmosphère. Malheureusement, à partir d’un certain point, ce sont au contraire les rétroactions positives qui prennent le dessus. Par exemple, la fonte du pergélisol entraîne le relargage du méthane emprisonné dans ses glaces, ce qui renforce l’effet de serre. La fonte des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique occidental modifie la salinité et les courants océaniques, elle augmente l’absorption des rayonnements solaires par la surface terrestre et accroît consécutivement la part des infrarouges dans le bilan radiatif de l’atmosphère terrestre, etc. 

Frontières planétaires et points de bascule : quelle différence ? 

Mais comment déterminer où se situent ces limites à ne surtout pas dépasser ? Est-ce seulement possible ? L’exemple du climat est là encore parlant. Car même si les modèles climatiques prennent de mieux en mieux en compte les effets possibles de ces rétroactions, il reste très difficile de déterminer précisément à partir de quel seuil ces mécanismes en cascade se déclencheront. En se fondant sur les modélisations, mais aussi en se référant à la réalité observée au cours des précédentes ères interglaciaires, les scientifiques estiment qu’en deçà d’une concentration de CO2 dans l’atmosphère de 350 ppm, le régime climatique de l’Holocène reste viable. Ce niveau de concentration est donc qualifié de « frontière planétaire » pour le climat. 

Dépasser une frontière ne signifie pas pour autant qu’un point de bascule va s’enclencher. Cela signifie simplement qu’au-delà de ce seuil, de tels mécanismes peuvent se mettre en route. On peut faire l’analogie avec un lac gelé, dont l’épaisseur de la glace irait en s’amincissant au fur et à mesure que l’on s’éloigne de son bord. Si on estime que, à partir de 5 mètres, la glace peut casser sous le poids d’un individu, il est alors prudent de ne pas dépasser cette « frontière ». Cela ne signifie pas pour autant que la glace va casser : il est peut-être possible d’aller plus loin. Mais jusqu’où ?

Cette situation hasardeuse est exactement celle que nous vivons actuellement : avec près de 420 ppm de CO2 dans l’atmosphère, comparativement aux 280 de l’ère préindustrielle, nous avons déjà largement franchi la frontière planétaire pour le climat. Peut-être est-il d’ores et déjà trop tard ? Ce qui est certain, c’est qu’il est vital de ne plus envoyer de CO2 dans l’atmosphère. 

Malheureusement, neuf processus environnementaux sont fortement impactés 

Ce constat est d’autant plus préoccupant que le climat n’est pas le seul en cause. Le bouleversement du cycle du carbone a également des effets sur l’acidification des océans. Sous l’effet de nombreuses atteintes portées aux écosystèmes, la biodiversité connaît de son côté une érosion sans précédent, alors qu’elle s’avère absolument déterminante dans la résilience de la biosphère. Les cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore ont été quant à eux profondément perturbés par des décennies d’agriculture intensive, générant non seulement des pollutions locales mais aussi l’apparition de vastes zones mortes au sein des océans. La déforestation est en train d’atteindre des proportions qui menacent les équilibres climatiques, le cycle de l’eau et la biodiversité. Des études récentes mettent également en cause l’impact des polluants chimiques et la baisse de la teneur en eau dans les sols, qui prennent également des dimensions planétaires. Au total, sur neuf variables identifiées comme déterminantes pour le maintien des équilibres de l’Holocène, au moins six font aujourd’hui l’objet d’un dépassement de frontière planétaire documenté : changement climatique, cycle de l’eau douce « verte », introduction d’entités nouvelles dans la biosphère, perturbation des cycles du phosphore et de l’azote, changement d’affectation des sols, érosion de la biodiversité génétique. 

Agir vite et de manière systémique

Les travaux en cours sur les limites planétaires montrent que la situation est dramatique et qu’il nous faut agir vite. Une récente étude parue dans la revue Science suggère que des points de bascule climatiques pourraient se déclencher avec un réchauffement inférieur à 2°C, générant des effets en cascade sur toutes les autres variables planétaires. L’étude préconise de ce fait un maintien du réchauffement climatique à 1,5°C en fin de siècle. Or un rapport spécial du GIEC publié en 2018 montrait que cet objectif ne pouvait être atteint sans une réduction très rapide et massive des émissions de gaz à effet de serre – environ de moitié au cours les dix prochaines années pour le seul CO2. Sans une action aussi rapide, l’atteinte de la neutralité carbone en 2050 ne suffira pas et notre seule échappatoire consistera alors à retirer du CO2 de l’atmosphère. Or, non seulement nous ne maîtrisons pas les technologies qui nous permettraient de l’envisager, mais celles qui sont imaginées aujourd’hui auraient des effets délétères sur d’autres limites planétaires : acidification des océans, aérosols, changement d’affectation des sols, biodiversité, etc. 

La dimension systémique de la crise écologique doit donc nous inviter à considérer des solutions globales pour maintenir l’économie humaine à l’intérieur des limites planétaires. Nous savons que l’un des principaux défis consiste à faire fonctionner de manière viable les sociétés humaines tout en réduisant de manière drastique les flux de matière et d’énergie qui sont à l’origine des déséquilibres planétaires. Cela suppose certainement des innovations technologiques. Mais cela demande sans doute plus encore que nous fassions appel à des innovations sociales, économiques et politiques. 

 

Limites planétaires : de quoi parle-t-on ?

Les limites planétaires fixent des seuils à l’échelle mondiale que l’humanité ne doit pas dépasser pour préserver des conditions viables sur terre et un écosystème sûr. le concept a été introduit en 2009 par les chercheurs du stockholm resilience centre (suède). au-delà de ces limites, l’écosystème de la planète serait instable et moins résilient.

Neuf processus environnementaux ont été retenus comme devant faire l’objet d’une surveillance particulière :

  • Changement climatique
  • Augmentation des aérosols dans l’atmosphère
  • Introduction d’entités nouvelles dans la biosphère
  • Cycle de l’eau douce : eau verte et eau bleue
  • Acidification des océans
  • Changement d’affectation des sols
  • Appauvrissement de l’ozone stratosphérique
  • Perturbation des cycles du phosphore et de l’azote
  • Érosion de la biodiversité : diversité génétique et diversité fonctionnelle

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