De la nécessité des lanceurs d’alerte

Le 21 Mars 2022, la Loi n° 2022-401 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte a été adoptée par l’Assemblée Nationale et le Sénat. Les lanceurs d’alerte occupent désormais une place centrale et essentielle dans notre société : ils sont un levier à ne plus sous-estimer pour susciter des levées d’opinion et engendrer des mobilisations massives de la société civile suivies de relai médiatique, notamment via les réseaux sociaux.

Ces lanceurs d’alerte ont notamment aidé à susciter une prise de conscience collective sur les sujets écologiques et les dangers pesant sur l’équilibre des écosystèmes.

Depuis 1979 et le rapport Charney commandé par la Maison Blanche, le débat sur les causes du réchauffement climatique est tranché. Les émissions de CO2 liées aux activités humaines impactent gravement le climat et l’environnement, causant à long terme des changements climatiques nuisibles pour la santé. Ces conclusions scientifiques confirmées par les rapports successifs du GIEC avaient déjà fait l’objet d’une première alerte en 1971, soit il y a 50 ans, à Stockholm : un groupe de 30 scientifiques reconnus dans leurs domaines et issus de 14 pays avait évoqué dans un rapport un risque de changement climatique grave et rapide, au cours du 21è siècle, lié principalement aux activités humaines.

Qu’est-ce qu’un lanceur d’alerte ?

Un lanceur d’alerte est, selon le Conseil de L’Europe, « toute personne qui fait des signalements ou révèle des informations concernant des menaces ou un préjudice pour l’intérêt général dans le contexte de sa relation de travail, dans le secteur public ou privé. »

Ce sont donc des membres de la société civile qui portent à l’attention du grand public des dysfonctionnements d’ordre éthique, allant à l’encontre de ses valeurs propres comme de celles communément admises dans la société. 

Les actions du lanceur d’alerte sont souvent réalisées au détriment de son intérêt personnel (son emploi ou sa réputation notamment). En ce sens, le lanceur d’alerte respecte la forme d’impératif moral tel qu’il est défini par Emmanuel Kant :

“L’impératif catégorique serait celui qui représenterait une action comme nécessaire pour elle-même, et sans rapport à un autre but, comme nécessaire objectivement.” Kant, Fondements de la Métaphysique des mœurs (1785)

Le lanceur d’alerte outrepasse donc ses propres intérêts pour faire éclater la vérité sans contrepartie financière et favoriser l’intérêt collectif, quelle que soit son inspiration personnelle, morale ou philosophique.   

Ce que dit la loi :     

« Art. 6.-I.-Un lanceur d’alerte est une personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation d’un engagement international.”

Un lanceur d’alerte est donc, factuellement, une personne qui sonne l’alarme afin de préserver l’intérêt du plus grand nombre.

Le terme « lanceur d’alerte » est par ailleurs assez récent. Il a aujourd’hui une acception principalement centrée autour des thématiques de cybersécurité, d’espionnage, ou de santé: l’actualité nous le montre avec l’affaire Julian Assange, le Mediator ou plus récemment Orpéa.

Mais en réalité, les lanceurs d’alerte ont toujours été pionniers en matière de prise de conscience écologique.

En France comme à l’étranger, des hommes et des femmes se mobilisent pour nous alerter du danger que l’on sait depuis des décennies peser sur nos têtes. La multiplication des rapports alarmants, et le consensus scientifique sur la situation nous rappellent à chaque instant le caractère inéluctable de la voie qu’a pris l’humanité durant ces dernières décennies.

L’adoption de la loi visant à assurer la protection des lanceurs d’alerte est une occasion idéale pour revenir sur l’évolution de ces révélateurs de conscience, ainsi que sur les actions qu’ils ont pu mener à travers l’Histoire.

 Les lanceurs d’alerte écologistes en France

En France, des personnalités du monde scientifique ont choisi de sensibiliser le grand public aux enjeux environnementaux, et ce dès les années 40. Les scientifiques restent les pionniers du mouvement de sensibilisation écologique, grâce à leur accessibilité directe aux informations et données scientifiques.

Si, contextuellement, on ne peut pas véritablement les désigner comme “lanceurs d’alerte”, ces personnalités ont su impacter l’opinion publique à travers la publication d’ouvrages et la mise en place d’actions publiques et politiques. Elles ont ouvert la voie à une évolution de ces thématiques, ainsi qu’à une appropriation exponentielle de ces enjeux par des acteurs à la fois institutionnels mais aussi plus individuels : une grande partie de la société civile se mobilise aujourd’hui autour de ces enjeux car elle a pu recevoir en amont une quantité nécessaire d’informations. Ces informations qui ont été et sont toujours, de fait, transmises par ces scientifiques.

Roger Heim , notamment, a été le premier directeur du Muséum d’Histoire Naturelle de Paris de 1951 à 1965 à s’intéresser à l’écologie, il anime dès 1950 un cycle d’émissions radiophoniques ayant pour thème la protection de la nature : la cible est juste et large, la radio restant à l’époque le canal principal d’information utilisé par les Français.

Il publie en 1952 Destruction et protection de la nature, ouvrage phare dans la littérature écologiste française. Ce livre a alerté un large lectorat sur les dissensions des relations entre l’Homme et la Nature, et sur le caractère éminemment fragile de l’équilibre des écosystèmes. Dans ce livre, il dénonce par exemple les déséquilibres engendrés par l’usage d’altérants chimiques, notamment sur les exploitations agricoles camarguaises. Roger Heim peut également être perçu, dans une moindre mesure, comme précurseur de la notion d’éco-anxiété : il adopte très tôt une perspective prospective peu optimiste vis-à-vis de l’évolution de la gestion des ressources naturelles. Il a publié en 1973 L’angoisse de l’an 2000 : Quand la nature aura passé, L’Homme la suivra, ouvrage où il fait le bilan de la détérioration des écosystèmes , particulièrement hexagonaux, et où il ne se montre guère enthousiaste face à l’évolution de la situation:

 «Car l’industrialisation aveugle, la concentration dans notre malheureux hexagone des bouffées de pollution, chimique autant que radioactive, qui obscurcissent l’atmosphère, troublent les eaux d’acides, de sels, de carbures, imprègnent les terres de telles traces, les introduisent et les concentrent dans les tissus des végétaux, les cellules du plancton, dans les viscères et les glandes des animaux, d’où les nôtres – le foie en premier lieu – les absorbent, tout cela correspond au déroulement d’une mécanique qui ne construit que rarement sans détruire parce que ses forces sont actionnées souvent par le strict souci financier et non par l’intérêt collectif, et par les méconnaissances précises du vivant, y compris l’homme.» (L’angoisse de l’An 2000, p.262)

Une autre figure pionnière de la diffusion du mode de pensée écologiste est un personnage bien connu du PAF : le commandant Cousteau.

Jacques-Yves Cousteau mobilise notamment l’opinion publique en 1960 pour dénoncer le scandale des fûts de déchets nucléaires prêts à être jetés dans la Méditerranée.

Il a également été un porte-voix mondial de l’écologie et la biodiversité marine à travers la réalisation et diffusion de nombreux films en immersion dans le milieu sous-marin dont la très célèbre « Collection Cousteau ». Conscient de la portée de tels programmes auprès du grand public, la sensibilisation s’est opérée à travers la création d’un sentiment d’admiration voire de proximité chez le téléspectateur : selon le commandant, « On aime ce qui nous a émerveillé, et on protège ce que l’on aime. »

Voyant les écosystèmes marins se dégrader au fil des années, Cousteau a également intégré -à l’instar de Roger Heim- une notion de temporalité, d’urgence inhérente dans sa stratégie de démocratisation des enjeux de préservation de l’environnement. Agir dans le présent ne suffit plus : il faut désormais conjuguer ses actions au futur.

C’est dans cette perspective qu’il initie en 1991 une pétition dans le but de faire pression sur les Nations Unies pour que celles-ci modifient leurs statuts afin d’y inclure le droit des générations futures “ à jouir de la nature.”

La pétition a obtenu 9 millions de signataires et en 1997, l’UNESCO fait une déclaration sur les responsabilités des générations présentes à l’égard des générations futures. On y lit notamment qu’elles ont la responsabilité de « léguer aux générations futures une Terre qui ne soit pas irréversiblement endommagée par l’activité humaine ».

Lanceurs d’alerte aujourd’hui : L’affaire du siècle, Greta Thunberg et mobilisation de la société civile

Si les précurseurs des lanceurs d’alerte utilisaient souvent leur notoriété et/ou légitimité afin de délivrer un message en sa qualité individuelle, aujourd’hui, l’individu seul n’a plus l’apanage d’être une voix porteuse. L’appropriation des actions chocs par des collectifs d’individus est devenue la norme : l’exemple le plus probant de ce changement de paradigme est le collectif Greenpeace, qui depuis 1971, mène très régulièrement des actions coup de poing pour dénoncer les dégradations régulières des écosystèmes. Greenpeace a également joué un rôle clé dans ce qui a été désigné comme « L’affaire du siècle » : Greenpeace France et trois autres organisations — Oxfam France, Notre affaire à tous, la Fondation pour la nature et l’Homme — intentent en justice l’État Français pour son inaction climatique. Verdict du procès: l’État est reconnu coupable et le tribunal l’enjoint à prendre « toutes les mesures permettant d’atteindre les objectifs que la France s’est fixés en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre ».

La dimension collective prône désormais en ce qui concerne les messages d’alerte: les entités, ONG ou personnalités publiques, deviennent un canal pour faire naître une mobilisation collective. Dans ce cadre-ci, une mobilisation importante de la jeunesse a eu lieu ces dernières années, impulsée par le mouvement Fridays 4 Future de Greta Thunberg. Ces marches étudiantes pour le climat se sont fédérées autour du personnage et des interventions de l’adolescente suédoise, donnant lieu à des mobilisations de masse: en ce sens, elle est aussi une lanceuse d’alerte.

En France, la mise en place d’une Convention Citoyenne pour le climat fut également un point de départ contestataire pour alerter vis-à-vis du manque d’action et de connaissances et d’action des pouvoirs publics.

La convention citoyenne pour le climat , projet de démocratie participative, avait réuni plus de 150 citoyens tirés au sort et répartis dans plusieurs groupes de travail , afin que ceux-ci produisent une série de travaux devant aboutir sur un projet de loi. La présentation dudit projet de loi par le gouvernement a fait l’effet d’une douche froide pour un bon nombre de membres qui se sont sentis ignorés voire bafoués vis-à-vis de leurs revendications. « Beaucoup de choses sont amoindries, reprises dans des délais plus longs ou avec une ambition réduite », déclare Eric, sapeur pompier à la retraite, intégré au groupe de travail “Consommer”.

De la nécessité des lanceurs d’alerte

Plus récemment,  la semaine dernière à l’occasion de leur remise de diplôme,  des étudiants d’Agro Paris tech (prestigieuse école d’ingénieur spécialisée dans l’agro industrie) énoncent publiquement vouloir s’éloigner des débouchés “classiques” que les primo-entrants sur le marché du travail empruntent normalement au sortie de cette école: Ces jobs sont destructeurs. Les choisir c’est nuire, en servant les intérêts de quelques-uns.” Cette action publique est, une fois de plus, une preuve probante de  la préoccupation de la jeune génération quant aux défis environnementaux à relever et de sa volonté de ne pas participer au système destructeur de la planète.

Aujourd’hui plus que jamais, la France et le monde ont besoin de cette jeunesse, d’individus et de collectifs haussant la voix pour porter à l’attention de tous les défis colossaux auxquels le monde doit faire face. Longtemps, les voix des lanceurs d’alerte sont restées des cris dans le désert, des Galilée que l’on ignorait. Alors que le GIEC lance un énième signal -il reste trois ans pour préserver une planète viable- il est urgent de protéger les lanceurs d’alerte, et d’entendre ces voix qui s’élèvent : l’action de quelques individus peut entrainer un changement collectif, tandis que notre mobilisation individuelle à toutes les échelles reste notre seule porte de sortie.

Retour aux Actus